Par Alain d'Iribarne, président du Conseil scientifique d'Actineo

Une première réponse, assez facile à établir, consiste à extrapoler la vision établie dans le cadre des activités de chantier ou des activités professionnelles exercées en milieu industriels en relation par exemple avec le bruit des machines dans les ateliers. Elle l’est également pour les immeubles de bureaux vis-à-vis par exemple de leur exposition aux bruits extérieures de la rue. Il suffit pour cela de mesurer l’intensité du bruit en décibels et les durées d’exposition aux bruits, puis d’évaluer leurs effets sur la dégradation de l’audition. On est là dans le domaine du physiologique qui est bien connu et ne pose pas de problème particulier à la médecine, en particulier du travail. 

Mais qu’en est-il quand, au-delà du physiologique, on étend la santé non seulement aux troubles neurologiques mais aussi aux troubles psychologiques et aux troubles sociaux ? Quand on l’étend à ces troubles comportementaux liés au fait qu’on devient irascible et invivable aux autres, entrainant des mal-être qui se répercutent bien évidemment sur des états de santé ?  Quand on prend comme référence pour aborder l’état de santé : le stress, la reconnaissance de soi individuelle et collective, ou encore mieux la combinaison de la vie au travail et hors travail dans une perspective ontologique de bonheur ?

D’une certaine façon, c’est cette approche fortement élargie qui s’impose dès lors qu’on s’intéresse aux questions de santé dans les espaces de travail au bureau. Elle questionne tout particulièrement les espaces ouverts de travail – les fameux open space -, qui tendent à devenir la référence dominante dans les projets actuels d’immobilier de bureau tandis que montent en puissance les espaces de co-working et les flex offices qui ont comme caractéristique commune de ne plus offrir des postes de travail dédiés à leurs utilisateurs. Or, quand on les interroge, les actifs français travaillant dans les bureaux plébiscitent les postes de travail dédiés dans des bureaux individuels fermés. Cette préférence n’est pas uniquement due à une logique de statut et à une tendance très française à les considérer comme leur territoire : un espace privatif protecteur . Elle est due aussi, comme on va le voir, à la façon dont se passe le travail dans les bureaux.   

Le bureau idéal pour les actifs français travaillant dans des bureaux :

  • Un poste fixe dans un bureau individuel fermé : 43 %

  • Un poste fixe dans un bureau collectif fermé de petite taille : 19 %

  • Un poste fixe dans un espace ouvert combiné avec des bulles de confidentialité et des salles de réunion de proximité en libre accès : 14 %

  • En télétravail : 9 %

Dans la pratique, pour aborder cette question de la santé au travail dans les bureaux, on voit que se pose avec acuité la question du choix de la focale – ou des focales – à retenir. Faut-il retenir une large focale – en quelque sorte panoramique – pour aborder le problème dans toute son ampleur avec ses multiples facettes plus ou moins interdépendantes ? Faut-il au contraire zoomer pour investiguer en profondeur des points particuliers comme le mal au dos ou la perte de sommeil qui seraient des lieux nodaux où viendraient se cristalliser les effets de facteurs multiples ? Suivant la réponse donnée, on voit que le bruit a ni la même consistance, ni le même statut ni la même importance tout en étant toujours présent, mais associé à d’autre dimensions avec lesquelles il fait système.     

Pour explorer une réponse à cette question, il est intéressant de regarder les réponses apportées par les actifs français travaillant des bureaux aux deux dernières enquêtes de l’Observatoire de la Qualité de Vie au travail dans les Bureau commanditées par ACTINEO en 2015 et 2017.  Elles donnent en effet à voir plusieurs facettes constitutives de cette qualité de vie au travail au sein desquelles vient se loger le bruit. 

La place du bruit dans le bien-être au travail dans les bureaux. 

Le bruit apparait à deux endroits dans l’enquête d’ACTINEO, en relation avec la qualité de vie et avec les perturbations dans le travail. 

Dans ses relations avec la question de savoir quels sont les facteurs les plus importants en matière de qualité de vie au travail dans les bureaux, le bruit n’arrive qu’au quatrième rang avec 27% des répondants ; très loin derrière la relation avec les collègues qui est en quelque sorte plébiscitée puisqu’elle est classée en premier par 78% de ces répondants. Globalement, si on admet une forte relation entre le bruit et la qualité de vie au travail, le bruit n’apparaît pas à ce stade comme un facteur essentiel de santé au travail.

Facteurs les plus importants pour la qualité de vie au travail :

  • La relation avec les collègues : 78 %

  • L’espace dont on dispose pour travailler : 48 %

  • La qualité de l’aménagement de son bureau : 30 %

  • L’absence de bruit : 27 %

 Mais, dès lors qu’on se focalise sur les facteurs qui perturbent le plus dans le travail, on constate que ce sont les nuisances sonores qui l’emportent avec 52% des répondants, sachant qu’il s’agit de celles liées aux personnes. Elles devancent les problèmes de température (47%) et ceux d’attention liés à la circulation des personnes avec 44%. L’accent mis ici non plus sur la qualité de vie mais sur les perturbations du travail permet de mettre en évidence une autre facette qui vient en complémentarité de la précédente :la gêne rencontrée pour pouvoir bien travailler. 

Le fait que cette question du bruit, associée ici celle de la circulation, soit liée aux personnes, permet de pointer du doigt le caractère primordial des comportements humains dans les espaces de travail sachant que ces comportements sont d’autant plus dommageables pour les autres que les espaces de travail sont ouverts et les densités élevées. Dans ce cas, les efforts faits, qui ne peuvent qu’être curatifs, ne peuvent qu’avoir un effet limité. Il faut noter cependant que dans les relations qui existent entre le bruit et les perturbations de l’attention, la croyance dominante qui veut lier une perturbation croissante de l’attention à une élévation du bruit est loin d’être totalement pertinente dans la mesure où ce qui compte beaucoup en matière de trouble de l’attention sont les variations sonores, aussi bien à la baisse qu’à la hausse.    

La nécessité d’un traitement préventif des sources sociales des bruits

Un tel constat signifie que les traitements curatifs des bruits avec des cloisons et des plafonds ou des matériaux absorbeurs de bruit, quelques soit les efforts faits, ne sauront à eux seuls résoudre le problème du bruit d’origine social et cela d’autant plus qu’on se trouve dans des grands open space.. On comprend pourquoi on voit se diffuser des solutions techniques peu couteuses et familières aux plus jeunes telles que l’usage de casques. On comprend également pourquoi des solutions sont recherchées à travers des nouvelles morphologies des espaces de travail avec comme joker l’installation au sein des open space d’équipements tels que des bulles de confidentialité où il est possible de s’installer pour téléphoner, échanger à deux, voire même papoter sans déranger les autres. 

On comprend aussi pourquoi on commence à voir apparaître dans les aménagements d’immeubles de bureaux qui se veulent en pointe, non seulement des espaces de détente mais aussi des espaces où les niveaux de bruits pourront être plus élevés comme les cafétérias et même des espaces de jeux. Il s’agit avec ces derniers de disposer de lieux où il est possible se défouler et où faire du bruit n’est pas un problème. L’intéressant est que ces derniers deviennent des espaces légitimes de travail dans la mesure où ils peuvent favoriser des « échanges créatifs », la capacité à favoriser la créativité – source des innovations et de la réalisation de soi-, étant considérée comme un élément important de la qualité d’un immeuble de bureau.

Cependant, la mise en œuvre des tous ces artéfacts techniques, ne dispense pas de remonter à la source des bruits : celle des comportements sociaux. On se trouve dès lors confronté à des problèmes d’éducation des personnes concernées avec par exemple, le sans-gêne du parler fort ou du portable non mis sur le mode silence. En vue d’y remédier, des solutions sont recherchées à travers la mise en place non plus des technologies « hard », mais des technologies « soft » de gestion. Il s’agit principalement de « chartes de bonne conduite » qui posent un quadruple problème : de modalités d’élaboration, de définition de contenu, de mise en forme et, surtout, d’application. De ces quatre points, ce dernier est le plus déterminant dans la mesure où on connaît le nombre de chartes de ce type restées lettre morte. En fait, ces questions concernant la charte sont particulièrement intéressantes dans la mesure où les solutions choisies sont révélatrices de la gouvernance et du style de management des organisations concernées.      

La nécessité d’une approche élargie des problèmes de santé au travail dans les bureaux 

Le fait que globalement, 93% les actifs français travaillant dans des bureaux considèrent que l’aménagement de ses derniers est important pour leur santé - 45% le considérant comme très important -, montre à nouveau qu’il ne faut pas négliger l’importance de l’aménagement des aspects physiques pour aborder les problèmes de santé au travail dans les bureaux. Cependant, la volonté de plus en plus affichée d’inclure la santé au travail dans une perspective plus large de satisfaction au travail en vertu de l’hypothèse qu’une forte insatisfaction peut être une source de dégradation de la santé psychique et même physique, a pour conséquence de fortement élargir le périmètre de réflexion puisque dans cette perspective, la qualité de vie au travail ne devient plus un paramètre aussi essentiel qu’on voudrait le croire à travers la fameuse problématique de la QVT. Elle n’intervient en effet qu’en quatrième rang, loin derrière l’intérêt de son travail et juste après les questions de localisation et de qualité de vie ; cette question si importante de conciliation entre vie privée et vie professionnelle.

Facteurs contribuant le plus à la satisfaction au travail :

  • L’intérêt de son travail : 38 %

  • La localisation géographique de son travail : 32 %

  • La conciliation vie privée vie professionnelle : 29 %

  • La qualité de vie au travail : 28 %

Un tel élargissement des questions afférentes à la santé au travail, vient fondamentalement remettre en cause pour les projets d’immobilier de bureau, l’approche de la santé et du bruit issue des pratiques industrielles. Il conduit à déplacer l’emphase mise sur le contenant vers une emphase mise sur le contenu, donc comme on l’a vu sur les usagers et les usages. Il conduit à déplacer l’emphase mise sur l’immobilier vers une emphase mise sur l’organisation du travail et les pratiques de mangement. Les observations que nous pouvons faire nous conduise à penser que par rapport à l’état actuel des réflexions, les corps de métiers que sont les architectes, les aménageurs, les équipementiers aussi bien que les acousticiens ont une solide longueur d’avance sur les DRH et les managers. Il serait peut-être temps et cela d’autant plus qu’on se trouve dans des grands open space et des flex office, que ces derniers rattrapent leur retard. 

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