Par Alain d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS.

Avec le télétravail massif, le confinement a temporairement modifié les pratiques de travail dominantes des actifs. Instruits par ces situations et ces pratiques de travail nouvelles, les salariés ont plus ou moins été conduits à modifier leurs attentes vis-à-vis de leurs employeurs en matière de travail, voire plus largement en matière de mode de vie. Dans les années à venir et avec les nouvelles contraintes sanitaires, quelles seront les grandes lignes de force qui caractériseront les aménagements des espaces de travail et leurs pratiques d’usage ?

 

Les paramètres du raisonnement

 

  • Autour des réaménagements des bureaux et de leurs conditions d’usage vont se jouer des négociations classiques, plus ou moins obligées et plus ou moins formalisées, entre les employeurs et leurs salariés, qui sont loin d’avoir toujours la même vision des choses. En plus, il est certain que les syndicats représentant les salariés chercheront à prendre une place accrue dans ces négociations avec des ambitions qui leur seront propres.

 

  • Ces négociations devront être menées au sein de projets de réaménagement renvoyant à des conduites de projets plus ou moins « participatives ». Lors de ces négociations, tous les acteurs concernés se projetteront le plus souvent en fonction de leurs expériences passées, sachant que les acteurs français sont très marqués par une aversion aux risques et, en corollaire, aux changements. La phase de gestion du changement sera d’autant plus délicate à manager que les acteurs concernés auront été faiblement acculturés à des pratiques de changement associées à des pratiques de négociations ; que l’amplitude des changements ambitionnés sera forte et que la nature du changement sera jalonnée d’inconnus même si elle sera pavée de bonnes intentions. Compte tenu de ce préalable, la sagesse pour piloter les projets d’aménagements ou de réaménagement des locaux sera d’avoir une bonne connaissance des zones de refus et de vouloirs de tous les acteurs concernés dans une perspective « réaliste ».

 

  • Le cahier des charges de ces négociations sera probablement très contraignant, car la triple contrainte d’efficience aujourd’hui sera très probablement renforcée et élargie. Les grandes entreprises auront en effet à satisfaire plus que jamais : la contrainte économique ; la contrainte environnementale ; la contrainte sociale de bien-être au travail pour attirer et retenir des « talents ». À ces contraintes se rajouteront un renforcement et un élargissement de la contrainte de santé au travail, prévention des risques psychosociaux et des risques sanitaires.  

 

  • Avec la gestion des lieux de travail, un problème important auquel seront confrontés les négociateurs, sera la définition du périmètre à retenir pour les négociations sachant que ces lieux se limitent de moins en moins aux immeubles de bureaux O et d’élargissement des espaces de travail avec une multiplication des lieux légitimes de travail.

 

  • La dernière dimension à prendre en compte sera celle de la gestion, au cœur des contradictions du management français, pris entre d’un côté une volonté de pouvoir disposer d’une flexibilité de fonctionnement la plus grande possible, et de l’autre, le stress de perdre le contrôle de l’organisation du travail de leurs collaborateurs. 

 

Définir avec un minimum de rigueur les notions utilisées / disposer d’un vocabulaire commun

 

L’absence de rigueur entraine de grandes confusions dans les esprits des acteurs concernés avec leurs lots d’incompréhensions et d’inquiétudes rendant difficile, voire impossible, tout dialogue. D’où l’importance de préciser le mieux possible les définitions des principales dimensions qui caractérisent notre objet de façon à pouvoir disposer d’un vocabulaire commun. 

 

Une définition du lieu de travail de référence qui diffère suivant les acteurs : 

Pour les actifs travaillant dans des bureaux, la référence principale est le lieu où ils travaillent le plus souvent, tandis que pour une entreprise la référence est « ses » locaux. Plus précisément, pour l’employeur, sa référence est l’immeuble de bureau dont il a la responsabilité gestionnaire et dans lequel est implanté le poste de travail principal de ses collaborateurs. Pour ces derniers, la référence se réduit à « son immeuble de bureau ». Actuellement, c’est cette référence qui l’emporte pour la majorité des salariés, à l’exception notable de ceux qui travaillent comme prestataires/consultant chez un client, par exemple des informaticiens.

 

Une définition du poste de travail qui renvoie, elle aussi, à deux grandes catégories : 

Longtemps appelé aussi « bureau », le poste de travail est lui-même subdivisé depuis peu entre les « postes de travail attribués » à un seul utilisateur qui restent encore dominants (86 % des postes de travail), et les « postes de travail non attribués » qui sont des postes de travail dont l’usage est mutualisé entre plusieurs utilisateurs, cette forme tendant à devenir de plus en plus présente. Mais le plus l’important pour l’après-confinement sera les places respectives qui seront données parmi ces postes de travail aux « bureaux partagés » non attribués (le desk sharing), et aux postes de travail non-attribués appelés « flex-office ». On aura ici un gradient de liquidité d’usage des postes de travail allant d’une faible liquidité (deux collègues appartenant à une même équipe se partageant dans une alternance hebdomadaire un même poste de travail au sein d’un petit bureau collectif ouvert), à une très forte liquidité correspondant à des « usages à l’heure » d’un poste de travail dans un grand plateau collectif ouvert.  

 

Une définition du bureau qui renvoie à plusieurs catégories : 

Traditionnellement, la notion de bureau renvoie à une pièce fermée où peuvent travailler un ou plusieurs collaborateurs. C’est encore cette forme qui domine en France (l’enquête ACTINEO de 2019 donne 66 % de bureaux fermés, dont 33 % avec un seul occupant). Mais on sait qu’avec l’abattement des cloisons, les open space sont en train de devenir la référence pour les projets immobiliers. On sait aussi que la taille de ces espaces peut fortement varier, allant des grands plateaux très difficilement appropriables à des petits qui le sont beaucoup plus (alors que les espaces collectifs ouverts représentaient 34 % des bureaux, 22 % étaient des espaces de moins de 10 personnes). Or, cette possibilité d’appropriation joue un rôle important dans la qualité de vie et le bien-être au travail.   

 

La définition des autres lieux de travail légitimes dans son immeuble de bureau : 

Dans la majorité des grands immeubles de bureau, l’état de l’art conduit à multiplier les lieux légitimes de travail qui deviennent autant de « lieux auxiliaires de travail » dans les immeubles de bureaux. Il s’agit des salles de réunion en tout genre : grandes salles centrales avec réservations, salles de visioconférence, les salles de (corpo) coworking ou petites salles de proximité en libre accès ou facilement réservables qui viennent compléter les plateaux ouverts avec des bulles ou espaces de confidentialité. Mais s’agit aussi d’autres lieux comme « des espaces conviviaux de partage informel », des jardins et terrasses ou des cafétérias, voire des restaurants d’entreprise. 

 

 

La définition des « espaces de travail élargis » :

Pour un salarié, en plus de tous les lieux de travail légitimes, il existe de nombreux autres lieux où il peut être amené à travailler de façon occasionnelle ou régulière, un « espace de travail élargi ». Parmi ces « lieux autres » figurent les autres locaux de l’entreprise ou des « tiers-lieux / espaces de coworking » qui sont explicitement destinés au travail. Figurent également tous les moyens de transport et hôtels, restaurants et cafés dont la finalité première n’est pas de travailler. Mais on trouve aussi dans cette catégorie, le domicile.  

À noter :

  • L’évolution rapide que connait actuellement le concept de « tiers-lieu / espace de coworking » qui de simple « flex-office non propriétaire » est en train de devenir un immeuble de bureau avec tous les lieux « modernes » de travail, mais loués de façon précaire avec des services clef en main, enlevant ainsi à l’employeur sa responsabilité de prestataire de service de bureau pour ses collaborateurs au même titre que lors de leur travail à leur domicile. 
  • Parmi tous les « lieux autres », les plus utilisés sont le domicile et les « locaux de son employeur autres que ceux où se trouve le poste de travail principal », juste avant les transports en commun.   

 

La définition de la distance : 

D’une certaine façon, la notion dominante de distance pour le travail était liée au fait de travailler dans un lieu éloigné de l’immeuble où était implanté son poste de travail principal. C’est plus précisément une façon de travailler « ailleurs », mais tout en restant relié à son lieu de travail principal et à ses collègues associés au moyen de liaisons téléphoniques ou informatiques. Mais avec la Covid-19, est brusquement apparue la notion inverse de distance bien connue quand on s’intéresse de très près au bien-être dans les espaces collectifs ouverts : la notion de « distance de proximité ». Il s’agit dans la pratique, de la réinvention de la notion de « proxémie » (distance minimale de danger perçu : celle qui doit être respectée par « l’autre » pour ne pas générer du danger). 

 

La distinction à faire entre télétravail et travail numérique : 

D’une certaine façon, c’est peut-être ici qu’en relation avec le développement des pratiques qui ont été associées au télétravail, on trouve les plus grandes confusions dans les références. En effet, le télétravail, tel qu’il a été pratiqué pendant la période de confinement, n’a pas été le télétravail ordinaire (consistant à travailler connecté de chez soi et de manière encadrée) :  

  • Il s’agit en premier lieu du travail à son domicile qui permet à l’employeur de ne pas héberger son salarié et au salarié de ne pas se déplacer pour aller à « son bureau ». 
  • Il s’agit également du travail à distance qui permet au collaborateur de travailler où il veut en dehors de son immeuble de bureau, de même que le travail connecté, lui permettant en plus de garder hors présentiel les relations de travail voulues par son activité.
  • En fait, ce qui est plébiscité par les employeurs est surtout le travail numérique qui correspond à un usage massif de la visioconférence à plusieurs, associé à un bon usage de divers outils de travail collaboratif. En effet, l’immense mérite de ces réunions virtuelles est de permettre une suppression massive de réunions en présentiel dont on connait les résultats souvent plus que douteux, et d’économiser des couts autant écologiques que de temps et d’argent liés aux déplacements. Dès lors, une question évidente va se poser à la sortie du déconfinement : comment se partageront les dividendes de ce déconfinement ? 

 

La définition du temps de travail de référence : 

En accompagnement de la multiplication des lieux de travail et en relation avec des pratiques de connexions qui se développent, on voit apparaître une dernière question : quel sera le temps de travail pris comme référence dans les discussions entre les collaborateurs et leurs employeurs, à un moment où on voit qu’il devient possible de travailler « partout et tout le temps » ? Plus précisément, avec la remise en cause des 35 heures hebdomadaires, quel temps de travail sera pris comme référence ? Ce temps de travail théorique, le temps de travail contractuel ou le temps de travail réel tous lieux confondus, renvoyant entre autres à l’usage acceptable et accepté par les employeurs de l’activation par leurs salariés de leur droit de déconnexion ? Cette question est d’autant plus pertinente qu’en 2019, seuls 57 % des actifs travaillant en France métropolitaine dans des bureaux déclaraient travailler connectés pour des raisons professionnelles « uniquement au bureau et pendant les horaires normaux de travail ». 

Le confinement et la divine surprise du télétravail

La grande révélation du confinement a été incontestablement toutes les possibilités qu’offrait le télétravail, autant de possibilités qui étaient bien connues des quelque 8 % des actifs français qui le pratique régulièrement, mais parfaitement inconnues de tous les autres.  

 

Ce qu’en disent les collaborateurs :

Un grand nombre de ceux qui ont été forcés de le pratiquer y ont pris un certain goût. Ils ont découvert tout ce qu’ils gagnaient en temps et en fatigue en se libérant des contraintes journalières de transport pour se rendre à leurs bureaux. Il s’agit singulièrement des franciliens, dont on sait que plus de 20 % d’entre eux ont chaque matin plus d’une heure de trajet domicile/travail et, qui plus est, dans des transports en commun plus que jamais source de stress avec les risques sanitaires liés à la pandémie. Nombreux sont également ceux qui ont découvert que chez eux, loin de leur bureau, ils étaient plus libres pour s’organiser, mais, qu’aussi, ils avaient plus de possibilités de se concentrer, améliorant ainsi leur efficacité et leur qualité de vie au travail. 

À l’inverse, ce télétravail total, contraint et prolongé, a révélé pour nombre de télétravailleurs le cout de l’isolement. Il a mis en évidence l’importance des pressions et des stress associés à la multiplication des visioconférences. De même, il a mis en évidence des problèmes d’usages liés au caractère plus ou moins complet et obsolète des équipements numériques et surtout la qualité de la connexion à Internet. Il a également révélé que, dès lors que le poste de travail domestique devient le poste de travail principal, il obéit aux mêmes d’exigences de qualité d’aménagements que le poste de travail au bureau (confort, lumière et ergonomie du mobilier et du siège). Il a confirmé l’importance de la qualité du logement avec la possibilité de s’isoler des bruits et des mouvements. Enfin, si cela était nécessaire, il a révélé qu’à la maison encore plus qu’au bureau, les pratiques sociales jouaient un rôle capital tant en matière d’efficience économique que de bien-être, sauf que dans ce cas, ce ne sont plus les collègues, la hiérarchie ou les clients qui sont en cause, mais bien la totalité des membres de la famille. 

En Île-de-France, on a une forte probabilité pour avoir du côté des collaborateurs une forte pression en faveur d’un télétravail beaucoup plus généralisé ; un télétravail qui ne sera pas occasionnel comme actuellement (l’enquête ACTINEO de 2019 indique que seuls 25 % des actifs travaillant dans des bureaux pratiquaient du télétravail dans un cadre contractuel, 17 % le pratiquant en occasionnel), mais un télétravail qui ne sera pas non plus à temps complet, les demandes principales de départ devant se situer entre un et trois jours pleins par semaine. 

 

 

 

Ce qu’en disent les employeurs et leurs représentants, les managers :

Les employeurs français et les managers ont fait eux aussi des découvertes alors que l’on connait leur peu d’appétences pour le télétravail. Ce dernier enferme les employeurs dans un cadre juridique et réglementaire complexe et contraignant à respecter et pour les managers, il cadre mal avec leurs pratiques dominantes de management par les moyens, basées sur une absence de confiance et un contrôle en présentiel.

Ils ont découvert que (sans problèmes techniques), les visioconférences pouvaient être beaucoup plus efficaces que les réunions organisées en présentielles, les participants ayant tendance à tous se connecter à l’heure, à être plus respectueux de la prise de parole de chacun, et que les organisateurs avaient tendance à terminer aux heures prévues…

Mais, à travers les visioconférences et à tous les niveaux hiérarchiques des grandes organisations encore solidement bureaucratiques, il y a eu la révélation qu’il pouvait exister nombre de collaborateurs parfaitement compétents, autonomes, responsables et créatifs et qui, tout en étant absents de leur bureau et donc échappant à leur contrôle de proximité, pouvaient s’impliquer dans leur travail. Pourquoi alors continuer à faire venir tous ces collaborateurs au bureau où ils consomment des mètres carrés aussi onéreux qu’inutiles ? 

Mais aussi, pourquoi en cette année 2020, en lien avec la reconnaissance des compétences et même des talents de tous, ne pas être beaucoup plus attentif aux sirènes de « l’entreprise libérée » qui préconisent la suppression drastique de tous ces échelons hiérarchiques intermédiaires accusés d’être des sources de valeur ajoutée négative ? Et faire ainsi un pas supplémentaire vers une réforme des organisations, avec le passage de la logique des qualifications à celle des compétences et des « organigrammes plats » ? Une telle hypothèse est d’autant plus crédible que, dans leur combat pour restaurer leur compétitivité, les entreprises se mettront très rapidement à la recherche de gains de productivité pour abaisser leur cout de revient. Ces gains de productivités pourraient être recherchés grâce à une utilisation plus efficace du numérique, notamment via le télétravail.

 

 

Déconfinement : l’obligation de respecter des normes sanitaires dans les immeubles de bureaux

 

Les employeurs se trouvent aujourd’hui confrontés à des obligations nouvelles induites par le covid-19 (distance d'1 m entre les salariés). Ces exigences nouvelles ont pour effet d’engendrer une réduction souvent conséquente de la capacité d’accueil à un moment donné. Pour y faire face, les employeurs vont pouvoir chercher à optimiser la capacité totale d’accueil de leurs bureaux, en fonction de leurs conditions d’usages et de la façon dont sont aménagés les postes de travail ainsi que des contraintes liées à leurs morphologies. En principe, on voit que le « coefficient de réduction de disponibilité en place de travail » qui en résulte sera d’autant plus faible que les tailles des plateaux sont grandes — c’est-à-dire qu’on a de grands open-spaces — et que les densités en postes de travail sont relativement faibles. 

Mais dans le but de maintenir au maximum la capacité globale d’accueil de leur immeuble de bureau, les employeurs pourront vouloir procéder à des réallocations des « lieux autres » de travail de leur immeuble. Ils pourront vouloir procéder à une optimisation de la totalité de leur immeuble, y compris des flux. Pour compenser des places de travail perdues dans les « bureaux », ils pourront par exemple décider de sacrifier des salles de réunions devenues obsolètes pour les transformer en bureaux collectifs fermés ; leurs salles de restaurant pour en faire de nouveaux espaces collectifs de travail ouverts.  

Cependant, à ces contraintes de réaménagement s’ajoute la nécessité pour eux de prendre en charge dans leurs immeubles de bureaux les nouveaux risques épidémiologiques qui se présentent avec leurs différents véhicules tels que l’air ou le matériel utilisé (poste de travail, chaise, ordinateur, voire stylos…). De nouvelles normes d’hygiène sont ainsi devenues en peu de temps obligatoires, avec obligation d’un nettoyage systématique des postes de travail au moins une fois par jour par des prestataires de service. Autant de contraintes couteuses, mais faciles à satisfaire avec les postes de travail dédiés. Il n’en va pas de même avec les postes de travail non dédiés et cela d’autant plus que leur usage sera volatil en cas de flex-office. 

Dans ce cas, les contraintes sanitaires au bureau viendront rejoindre les contraintes des lieux publics avec comme conséquence d’imposer à leurs collaborateurs de nouveaux rites sociaux contraignants. Ainsi, les utilisateurs de postes de travail non dédiés en usage « flex », ou des participants à des réunions de travail en présentiel, auront de fortes chances de contracter une sorte d’obligation morale : celle avant et après usage, de devoir nettoyer les tables, les chaises et autres instruments collectifs de travail, la satisfaction d’une telle pratique supposant que chaque collaborateur soit doté d’un kit comprenant un masque, du gel hydro alcoolique et de lingettes désinfectantes (et qu’ils s’en servent). Ces pratiques (flex et réunions en présentiel) risquent donc d’être limitées.

Vers de nouvelles attentes des salariés travaillant dans les bureaux vis-à-vis de leurs lieux et conditions de travail

 

Avec la crainte des risques de contagion et cette expérience de télétravail, un certain nombre de collaborateurs ont déplacé le curseur de leurs attentes, demandant que leur santé autant que leur bien-être soient mieux pris en considération par leurs employeurs (dans l’enquête ACTINEO de 2019, les actifs en France métropolitaine étaient à raison de 37 % « pas d’accord » avec l’idée que leur employeur se préoccupait de leur bien-être au travail). Faire face aux risques sanitaires devient une priorité en matière de santé et la pratique du télétravail a généralisé et amplifié des attentes préexistantes bien mises en évidence par les diverses enquêtes d’ACTINEO. C’est ainsi qu’en matière de santé, il en va de l’ergonomie des postes de travail et singulièrement des sièges et des positions statiques accusés de tous les maux : mal de dos et autres lombalgies… 

Mais c’est surtout en matière de bien-être au travail que les exigences vont fortement s’accroitre dans deux sens : pouvoir travailler de façon plus conviviale ; pouvoir beaucoup mieux adapter son régime de travail à ses convenances personnelles (l’enquête ACTINEO de 2019 montrant que la demande de pouvoir choisir plus librement son organisation du travail au cours de la semaine était la principale demande juste avant celle de pouvoir choisir librement son lieu de travail selon ses besoins). 

La combinaison de ces deux demandes montre la force de la demande pour un réaménagement en profondeur des temps et des lieux de travail. À l’avenir, il sera donc essentiel pour les entreprises d’être capable d’apporter nettement plus de souplesse et d’autonomie à leurs collaborateurs en leur proposant de mieux travailler à leur rythme ou plus simplement en prenant mieux en compte leur demande, sachant qu’une satisfaction à grande échelle d’une telle demande serait probablement la plus forte révolution copernicienne de toutes ces dernières décennies pour le management français. 

 

 

Quel avenir post-crise pour l’organisation du travail et la configuration des lieux de travail ?

 

À partir de ces acquis, la réponse à la grande question sur l’avenir de l’organisation du travail et la configuration des lieux de travail post-crise ne sera pas unique et les flex-office resteront minoritaires. Par contre, elle sera fortement diversifiée en fonctions des nombreux paramètres que nous avons évoqués :

On a vu qu’à travers la pratique du télétravail, nombre de salariés ont pu apprécier le home office au point d’avoir envie de le voir perdurer tandis qu’en parallèle nombre d’employeurs ont pu voir tous les profits qu’ils pourraient tirer de sa mise en œuvre. On peut donc légitimement penser que sous une forme ou une autre le télétravail va devenir une composante structurelle des espaces de travail avec un curseur variable en fonction de négociations qui seront menées entre les employeurs et leurs salariés dans le cadre de leurs attentes et contraintes respectives. De même, sa mise en œuvre se fera sous des formes diverses dans le cadre des espaces de travail plus ou moins élargis que nous avons continuellement évoqués, car on sait que sa pratique au seul domicile vient buter sur deux grandes limites : la première étant liée aux qualités du domicile comme lieu de travail ; la seconde étant liée à un risque d’isolement.

 

 

Dans ce contexte, les employeurs peuvent choisir un modèle restreint à deux lieux (l’immeuble de bureau et le domicile), et un modèle élargi à un troisième lieu : un « tiers lieu » qui peut être un autre immeuble de bureau de son employeur plus proche du domicile du collaborateur ou plus facilement accessible ; ou un espace de coworking répondant aux mêmes exigences. 

  • Dans le cas du modèle à deux lieux, les employeurs n’ont comme possibilité d’ajustement que de jouer sur le nombre de jours passés au bureau et à la maison, qui a une influence directe sur les modalités d’usage des bureaux non attribués ainsi que sur les pratiques de visioconférence. En effet, si le nombre de jours de télétravail à domicile est limité, l’entreprise, pendant le temps de télétravail, sera amenée à utiliser le poste de travail libéré en mode partagé et n’aura guère besoin de salles de visioconférence. En revanche, dans le cas inverse, avec un nombre de jours de télétravail élevé (4/5 j), et même si cela pose les contraintes d’usage que nous avons vues, elle sera tentée de privilégier l’adoption d’un poste de travail de type « flex » associé à un usage important des visioconférences, ce qui demandera de pouvoir disposer des équipements et lieux de travail adaptés. 
  • Dans le cas d’un seul jour de télétravail à son domicile par semaine et durant le jour d’absence, son poste de travail dans son immeuble de bureau de référence sera normalement un poste de travail partagé avec un collègue de la même équipe ou du même service. Tout le système de repère des acteurs concernés reste pratiquement stable, le collaborateur gardant ses référents spatiaux, et le manager de premier niveau ne perdant pas trop de vue son collaborateur. En conséquence, ce cas de figure étant le plus répandu, le flex office serait très loin d’être généralisé.  

 

Par opposition, la simple introduction d’un troisième lieu de travail dans le jeu précédent vient considérablement ouvrir le choix des options possibles et ouvre un espace important de liberté gestionnaire. Cependant, l’usage de ce modèle modifie les références à utiliser puisqu’à la notion de télétravail il faut substituer la notion de travail à distance connecté à celle d’environnement numérique de travail. De même, un enrichissement de l’espace de travail est susceptible de déstabiliser les repères de travail de chacun des acteurs concernés – le salarié avec son manager, mais aussi avec ses collègues -, en complexifiant leur espace-temps. Ce modèle n’est vraiment intéressant à mettre en œuvre que dans le cas d’une pratique assidue du télétravail.  

Dans ce cas, le « tiers-lieu espace de coworking », loué de façon stable tout en étant économe pour l’entreprise employeur, car la dispensant des charges encore plus alourdies de gestion des lieux de travail et immobilier, jouerait un rôle de médiation entre l’entreprise et ses collaborateurs. 

 

 

Il est certain que, dans la perspective d’une reprise d’activité à la suite de la crise actuelle liée au confinement, ce modèle d’organisation combinant du télétravail à domicile avec un usages de tiers-lieux décentralisés de proximité et des bureaux partagés non attribués (desk-sharing), a toutes les chances d’être adopté de façon privilégiée par les grandes entreprises, surtout celles dont les sièges sociaux sont implantés dans des lieux où l’hébergement des bureaux est onéreux et les conditions de transport collectif peu favorables.  Cette famille de solutions dont la base commune est un espace de travail multi lieux, ouvre en effet une large porte à un nouvel équilibre au sein des entreprises qui, convenablement négocié, pourrait être bénéfique aussi bien pour les employeurs que pour leurs collaborateurs, car à même de bien répondre aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux de demain. 

De ce point de vue, le maintien d’un risque sanitaire ne pourra que favoriser une préférence commune pour le bureau partagé au détriment du « flex ». Cette hypothèse est confortée par le fait qu’à la question posée en 2019 dans l’enquête d’ACTINEO : seuls 6 % avaient répondu « sans poste de travail dédié dans un espace ouvert de grande taille ».  

 

Toutefois, la réussite d’un tel projet suppose que deux conditions soient conjointement réunies : que cette diversification des lieux s’accompagne d’une plus grande liberté laissée aux collaborateurs dans l’organisation de leurs lieux et temps de travail ; que soit mis en place un management qui prend acte des compétences réelles acquises par tous leurs collaborateurs et qui accepte de les gérer en leur faisant confiance. Compte tenu de l’expérience passée lors du passage aux 35 heures, il y a fort à parier que les PME provinciales, davantage engagées dans une relation de proximité avec leurs collaborateurs, seront les premières à opérer ce changement.