Par Alain d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS

 

Fréquences et satisfactions d’usage des lieux de travail hors de son immeuble de bureau

 

Selon le dernier Baromètre Actineo, le domicile vient à la première place des lieux de travail hors bureau (24 %) devant les locaux autres de son entreprise (20 %), les transports en commun (19 %), les restaurants et cafés (16 %). Le domicile n’a pas attendu le confinement et le télétravail contraint pour être le principal autre lieu de travail. Mais, pour mieux cerner les évolutions possibles dans les usages de ces lieux, il est essentiel de savoir dans quelle mesure ils sont choisis ou subis. Ainsi, on apprend que le domicile est à la fois le lieu le plus souvent utilisé et celui dont l’usage procure le plus de satisfaction (81 %), suivi des locaux « autres » de son entreprise (76 %) et des espaces de coworking (74 %).

Dans le cas d’un retour à une vie au travail plus « normale », avec une capacité accrue de négociation pour ceux qui travaillent dans les bureaux, on aura une forte poussée pour augmenter les usages des lieux les plus prisés et réduire les usages de ceux qui le sont le moins. On voit que la ligne est toute tracée, en particulier en Île-de-France, avec comme objectif de réduire les trajets professionnels en travaillant davantage chez soi et dans des tiers-lieux/espaces de coworking.

 

 

 

Les heurts et malheurs du travail en dehors de son immeuble de bureau

 

Le domicile, l’hôtel, le restaurant/café ou l’espace de coworking : autant de lieux qui constituent aujourd’hui des lieux de travail plus ou moins fréquentés, avec plus ou moins de satisfaction en fonction de : la caractéristique physique du bâti, l’ergonomie, les infrastructures de communication, les places disponibles pour gérer ses affaires de travail, les possibilités pour s’organiser, les possibilités pour travailler de façon conviviale ainsi que la confidentialité. Pour chacun des quatre lieux, on a demandé aux utilisateurs quel était leur degré de satisfaction. 

  • Ainsi, le domicile est le lieu le plus prisé par ceux qui y travaillent ; un lieu où il est agréable de travailler de façon détendue et où il est facile de trouver une prise de courant quand on en a besoin, mais où le confort de son siège de travail est particulièrement mauvais et où il vaut mieux ne pas avoir besoin de faire des réunions, en présentiel, mais surtout téléphoniques. On peut imaginer qu’un minimum d’investissements permettra d’augmenter le degré de satisfaction (meilleur équipement mobilier et visioconférence performante). 

 

  • Les hôtels arrivent en seconde position. Comme pour le domicile, leurs utilisateurs apprécient le fait de pouvoir y travailler de façon détendue et de pouvoir facilement y trouver des prises de courant. Mais ils y apprécient aussi la confidentialité qu’ils offrent ainsi que le confort qu’offre la possibilité de régler la température. Mais ils leur reprochent la difficulté de pouvoir s’installer. Curieusement, ils sont aussi peu satisfaits de la possibilité d’organiser des réunions de travail alors que c’est ce que les hôtels mettent en avant (une question de catégorie d’hôtels ?).

 

  • Les restaurants/café suscitent les satisfactions les plus faibles. Ceux qui travaillent dans des restaurants ou des cafés apprécient de pouvoir y grignoter et y travailler de façon détendue. Ils apprécient également la qualité du réseau téléphonique, essentielle lors des déplacements. Par contre, ils leur font le reproche d’être bruyants et peu adaptés pour faire des réunions téléphoniques, mais aussi en présentiel, ce qui est plus surprenant quand on sait combien les restaurants/cafés sont connus pour les échanges informels. 

 

  • Les espaces de coworking enfin, qui, à la différence des trois autres, sont conçus comme des lieux de travail, se voient accorder comme qualité par leurs utilisateurs : les possibilités qu’ils offrent de connexion, de confidentialité et de pouvoir y travailler de façon détendue. Mais ils leur reprochent de ne pas pouvoir y gérer des tâches personnelles, ce qui n’est pas trop surprenant puisqu’en principe, il n’y a pas de poste de travail dédié. Ces critiques laissent à penser qu’une proportion de ces lieux de travail ne sont pas à la hauteur de leurs publicités sur la qualité du confort des sièges et de la température ; sur les possibilités de faire des réunions et de disposer de différents types d’espaces.

 

 

 

 

Le télétravail en France : un phénomène qui demeure marginal

 

Le travail de demain serait du « tout télétravail » ? Il faut rappeler qu’en toute rigueur, en France, le télétravail ne signifie pas être connecté pour travailler à distance, quel que soit le lieu, mais bien travailler à son domicile dans le cadre d’une législation contraignante pour les employeurs en termes de responsabilités juridiques (en particulier vis-à-vis des aménagements des locaux qui en principe doivent offrir les mêmes garanties de qualité que les locaux au bureau). 

Dès lors, on comprend pourquoi la pratique du télétravail est marginale en France. En 2019, l’enquête ACTINEO montre que le télétravail n’est pratiqué que par 29 % de nos actifs dont 70 % dans « un cadre juridique établi entre autres avec son entreprise » alors que la même année, 54 % d’entre eux déclaraient travailler régulièrement à la maison et 43 % déclaraient être connectés pour des raisons professionnelles au-delà de leur bureau et des heures de travail associées.  

On voit bien que le cœur de l’avenir du télétravail est là : les actifs français qui travaillent dans des bureaux travaillent beaucoup chez eux et aiment y travailler. Ils sont massivement des télétravailleurs, car ils se connectent beaucoup pour travailler partout et, l’un dans l’autre, cela leur convient. Il est donc clair que cette pratique structurellement limitée du télétravail en France ne vient pas de leur fait. 

 

La place du télétravail en cas de libre choix et les profils associés

 

Arrivé au terme de cette brève analyse destinée à cerner le mieux possible la place du télétravail à domicile, il nous faut revenir sur deux points importants au cas où les employeurs auraient envie de le généraliser : sa place dans les attentes vis-à-vis des espaces de travail et le profil de ceux qui auraient envie de le pratiquer. Pour cerner ces attentes, nous avons demandé à nos actifs travaillant dans les bureaux de se situer par rapport à eux en s’exprimant sous la forme : « Si vous aviez le choix, où préféreriez-vous travailler ? » 

Avec 10 % des premiers choix, « travailler uniquement à domicile » arrive en quatrième rang derrière les trois espaces construits à partir de postes de travail dédiés, et notamment les bureaux individuels fermés. Le fait que seuls 5 % des répondants à l’enquête ACTINEO de 2019 déclarent privilégier une combinaison du télétravail à domicile avec des postes de travail non dédiés et avec un tiers-lieu montre les limites potentielles de l’exercice.

En comparant les profils de ceux qui se sont déclarés intéressés à télétravailler en totalité chez eux, avec les profils de ceux qui rêvent d’un poste de travail non dédié pris comme référence, on voit que ces derniers pratiquent le télétravail plus que la moyenne et utilisent régulièrement les tiers-lieux. Quand ils se rendent dans leur immeuble de bureau, ils travaillent dans un petit open space sans poste de travail dédié. Il est donc très probable que dans la perspective d’étendre une pratique régulière du télétravail, on tient là le profil que les entreprises vont cibler en priorité. 

Ceux qui rêvent de travailler en totalité en télétravail sont cohérents entre ce qu’est leur situation et ce qu’ils souhaitent. Ils ont en général le statut de dirigeants, travaillent dans un bureau individuel fermé et surtout, ils ont des temps de trajet particulièrement élevés pour se rendre à leurs bureaux. Compte tenu de ces attributs, on peut penser qu’ils constituent une population très spécifique, plutôt privilégiée et qui ne sera pas fortement extensible. Plus précisément, la population susceptible d’être concernée par ce travail à temps complet ou quasi complet (4 à 5 j/semaine) est celle des cadres sans rôle de management qui sont des « experts », sans responsabilités hiérarchiques, qui bénéficient d’une forte autonomie et qui peuvent facilement travailler à distance chez eux ou ailleurs.  

 

Quelle place pour le télétravail après le déconfinement ?

 

Pendant le confinement, nombre de salariés ont pu apprécier le home office au point d’avoir envie de le voir perdurer tandis qu’en parallèle, nombre d’employeurs ont pu voir (ou entrevoir) les profits potentiels qu’ils pourraient tirer de sa mise en œuvre. On peut donc légitimement penser que, sous une forme ou une autre, le télétravail va devenir une composante structurelle des espaces de travail à venir. La cause est entendue. Mais pour nous, là n’est pas l’essentiel. 

La question essentielle, centrale dans les négociations qui seront menées entre les employeurs et leurs salariés est celle de savoir à quel niveau de pratique du télétravail sera placé le curseur : faible, moyen ou fort ? En effet, elle concerne trois domaines étroitement liés : la détermination de la norme de référence en matière de pratique de travail salarial ; les morphologies des espaces de travail et des immeubles de bureau qui lui seront associées ainsi que les pratiques managériales qui devront être mises en œuvre pour réussir la transition. Cette question est d’autant plus importante qu’on sait que la pratique du télétravail au seul domicile vient buter sur deux grandes limites ; les qualités du domicile comme lieu de travail ; un risque d’isolement plus ou moins grand dans le rapport à son entreprise et à ses collègues en fonction du nombre de jours passé en télétravail et la sensibilité de chacun. 

La probabilité pour que s’établisse une nouvelle norme sociale de travail incorporant une pratique élevée de télétravail à la maison est nulle. Par contre, on peut penser qu’il y aura un déplacement de la norme actuelle : « pas du tout de télétravail »/pratique occasionnelle du télétravail, vers une combinaison donnant une place importante à un jour de télétravail au-delà de ce télétravail occasionnel. Cette pratique a le mérite de ne rien révolutionner par rapport à ce qui existe actuellement dans la mesure où tout le système de repère des acteurs concernés reste pratiquement stable, le collaborateur gardant ses référents spatiaux (son poste de travail, ses collègues, son domicile), et le manager de premier niveau n’est pas mal « maltraité », car il ne perd pas trop de vue ses collaborateurs. L’adoption de cette pratique posera d’autant moins de problèmes que nombre d’actifs concernés pratiquent déjà un travail à distance connecté.  

 

Pour surmonter les limites du télétravail à domicile, les employeurs disposent de nombreuses options : un modèle restreint à deux lieux — l’immeuble de bureau et le domicile —, et un modèle plus ou moins élargi incluant un « tiers-lieu » ; immeuble de bureau de son employeur plus proche du domicile du collaborateur ou plus facilement accessible ; ou espace de coworking répondant aux mêmes exigences. 

Dans le cas du modèle à deux lieux, les employeurs n’ont comme possibilité d’ajustement que de jouer sur la modulation entre les jours passés au bureau et ceux passés à la maison. Ainsi, si on prend l’exemple d’un seul jour de télétravail par semaine à son domicile, durant le jour d’absence, l’employeur n’aura guère d’autres possibilités que de partager le poste de travail libéré avec un collègue de la même équipe ou du même service. 

Par opposition, l’introduction explicite d’un troisième lieu de travail vient considérablement ouvrir le champ des possibles et donne un nouvel espace de liberté. En effet, les tiers-lieux sont des lieux communs de proximité où des collaborateurs mal installés à leur domicile trouveraient des conditions de travail satisfaisantes et où tous ceux qui seraient éloignés de leur immeuble de bureau et de leur entreprise auraient un moyen de retrouver des collègues. 

L’espace de coworking jouerait un rôle de médiation entre l’entreprise et ses collaborateurs. Les grandes entreprises disposant de multiples établissements plus ou moins répartis sur le territoire ont toute latitude pour y aménager des espaces de coworking et/ou d’utiliser des postes de travail non attribués où leurs collaborateurs pourraient venir travailler et pratiquer le télétravail. 

À la suite de la crise, si le premier modèle a toutes les chances d’être adopté par les TPE, voire les PME, ce modèle d’organisation combinant télétravail à domicile avec tiers-lieux de proximité a toutes les chances d’être privilégié par les grandes entreprises, dont les sièges sociaux sont implantés dans des lieux où l’hébergement des bureaux est particulièrement onéreux et les conditions de transport collectif peu favorables (comme en région parisienne). Cet espace de travail « multi-lieux » ouvre une large porte à un nouvel équilibre au sein des entreprises et pourrait être bénéfique aussi bien pour les employeurs que pour leurs collaborateurs, car à même de répondre aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux de demain. 

Toutefois, cet enrichissement de l’espace de travail risque de profondément déstabiliser les repères des acteurs concernés (le salarié avec son manager, mais aussi avec ses collègues), en complexifiant leur espace-temps et cela d’autant plus que le nombre de jours de télétravail sera élevé et que l’accueil dans son immeuble de bureau se fera en flex office sans possibilité de pré-réservation. C’est très probablement ce qui explique pourquoi cette configuration rencontre si peu de succès chez les actifs. Ainsi, il est essentiel de prendre en compte des « régimes de présence » qui combinent le nombre de jours de présence dans les locaux avec les horaires et pratiques de travail. 

 

  • Dans le cas d’une pratique dominée par du télétravail occasionnel ou 1j/semaine, le plus probable est que rien ne changera par rapport à une présence à plein temps, sauf peut-être un peu plus de conférences téléphoniques ou de visioconférences, tandis que l’employeur sera sollicité pour mieux équiper ses collaborateurs. 

 

  • Dans le cas d’une pratique de télétravail d’une durée moyenne (2 à 3 j/semaine) combinée avec une flexibilité des horaires de travail pour une proportion significative de collaborateurs : en moyenne, un collaborateur sur deux ne travaillera pas dans son immeuble de bureau. Dans ce cas de figure, les aménageurs seront confrontés à une grande variété d’usages des locaux et les managers seront confrontés à une complexité accrue dans la gestion collective des rapports entre le présentiel et le travail à distance. C’est dans ce cas de figure le plus complexe et le plus difficile à gérer que les besoins en gestion participative des projets immobiliers et de formation en management du changement seront les plus importants. C’est aussi dans ce cas de figure que les tensions entre les directions, les managers de proximités et les collaborateurs risquent d’être les plus fortes. Les premiers, au nom de la nécessité d’assurer une grande flexibilité, mais aussi pour faire des économies de surfaces, afficheront une préférence pour un aménagement en flex office avec la densité la plus forte possible, tandis que les seconds, au nom de leur efficience productive, de leur bien-être au travail de leur santé, afficheront une préférence pour des petits bureaux collectifs ouverts faiblement densifiés et partagés avec un ou des collègues de l’équipe (le desk sharing). En effet, il est peu probable que disparaisse totalement avec la fin du confinement la base de la protection sanitaire : la distanciation physique et l’usage « propriétaire » des objets comme barrière à la propagation des virus. De plus, les employeurs ne pourront pas échapper à l’obligation d’une négociation collective sur les pratiques de télétravail ainsi que sur leur participation aux coûts d’aménagements des locaux et outils de travail au domicile.

 

  • Un peu paradoxalement, le cas de figure d’un télétravail total ou presque (4 à 5 j/semaine) pour la majorité des collaborateurs sera infiniment plus facile à gérer, car plus homogène (lieux de travail, direction, collaborateurs et managers). Il est probable que cette solution tente principalement des entreprises voulant fonctionner sur le modèle startup : des cadres n’ayant pas de responsabilité d’encadrement avec une pratique de travail proche de celles des travailleurs indépendants. Dans le cas du télétravail à temps complet, c’est la question même de l’existence de l’immeuble de bureau qui est posée, l’employeur n’ayant aucun intérêt à continuer à payer des surfaces de bureaux inutiles et ayant intérêt à utiliser des tiers-lieux adaptés. Le rôle principal de l’immeuble de bureau sera celui d’être un lieu de rencontre en présentiel : une sorte de hub/showroom pour les clients, de lieu de socialisation aux équipes et d’identification à l’entreprise. Dans une telle perspective, seuls seraient intéressants à garder les espaces de convivialité. Là encore, on ne voit pas comment dans le cadre français, les employeurs pourraient échapper à une prise en charge substantielle des coûts d’aménagement liés à la pleine pratique du « travail chez soi ».  

 

Le principal enjeu est moins de savoir s’il y aura davantage de télétravail demain que de savoir quelles seront l’intensité de sa pratique et les dispositions que prendront les entreprises pour le mettre en œuvre. La réussite d’un tel projet suppose que la pratique du flex office dans de grands plateaux ouverts soit limitée et que la diversification des lieux légitimes de travail s’accompagne d’une plus grande liberté laissée aux collaborateurs dans l’organisation de leurs lieux et temps de travail. Cependant, la satisfaction d’une telle pratique suppose la mise en place d’un management qui prenne acte des compétences réelles acquises par tous leurs collaborateurs et qui accepte de les gérer en leur faisant confiance… ce qui est loin d’être gagné.