D'une certaine façon, ces questionnements se manifestent à travers l'expression par les dirigeants d'entreprise d'une grande crainte de voir arriver sur leurs marchés traditionnellement organisés des éléments "disruptifs". Cette notion de "disruption" relativement à la mode veut signifier que, d'une façon ou d'une autre, les segments de marchés traditionnels et les avantages compétitifs qui leur sont associés vont être bouleversés. Elle véhicule l'idée qu'en quelque sorte, les cadres traditionnels d'exercice des métiers avec leur stabilité dans leurs trajectoires et leurs règles de jeux assez bien définies sont périmés. 

A écouter ce qui est dit, deux grandes menaces d'avènements "disruptifs" pèsent sur tous les secteurs d'activité et toutes les entreprises sans exception. En premier lieu, la numérisation de nouvelle génération (web 3.0, robots et IA) et avec elle les fameux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazone), dotés de leurs puissances de frappe ainsi que les start-up agiles avec leurs plateformes d'intermédiation et leurs capacités à contourner les lois sociales du salariat ainsi que les contraintes de la fiscalité.  En second lieu, les lois et les règlements avec des dérégulations à tous crins au profit des lois de "la concurrence et des marchés", combinées avec un empilement de textes qui conduisent souvent à des "injonctions paradoxales". 

Deux éléments pourtant essentiels dans les dynamiques en cours sont relativement moins évoqués tout en étant très présents. Il s'agit du renouvellement des générations avec leur spécificité de comportement autant comme consommateur que comme producteur, ainsi que de l'évolution du cadre général constitué par une volonté accrue de protection de l'environnement : principalement autour des questions énergétiques et, en cours d'émergence, autour de l'eau.  

Si on veut bien regarder les choses plus calmement, on voit qu'effectivement dans une perspective de transformation économique et sociale de moyenne période - c'est-à-dire depuis les années 1970 -, la situation que nous connaissons correspond à une mise en résonnance de plusieurs dimensions qui achèvent leur incubation et qui déstabilisent le système existant sans offrir un nouveau cadre systémique ordonné : d'où les inquiétudes et les questions légitimes sur l'avenir. Mais l'histoire nous apprend que les périodes historiques de ce type peuvent constituer des opportunités fantastiques pour ceux qui sauront faire l'inventaire de leurs routines et entreprendre leur révolution culturelle posément, méthodiquement, mais avec célérité. C'est ce qu'ont compris les entreprises les plus dynamiques à la recherche d'une redéfinition de leurs espaces de travail au bureau dans une double perspective d'efficacité et de bien-être. 

Leur principal problème est que pour cela, il faut qu'elles sachent s'engager dans des managements stratégiques de changement capable de mobiliser toute la panoplie des outils - numériques ou non -, qui sont mis à leur disposition et en s'appuyant sur une mobilisation des talents de tous leurs collaborateurs dans une perspective largement participative, ce qui suppose une volonté et un savoir-faire dans la conduite de projets immobiliers loin d'être largement partagés. 

Pour être plus précis dans l'analyse on peut par exemple suivre le fil conducteur proposé par Jean-Marc Vittori dans un article des Echos dans lequel il évoque sept mutations qui redessinent l'entreprise. Une chose intéressante est que, face à une seule dimension consacrée à la technologie, cinq sont consacrées sous une forme ou une autre à la coopération, ce qui veut tout dire. 

Le modèle d'entreprise

Il poursuit sa désintégration, remplaçant les unités de lieu de temps et de moyens, par une diversité des lieux, des temps et des moyens dans des organisations en réseaux dont les frontières sont floues et qui sont de plus en plus souvent agencées par projets.

C'est le fameux modèle de "l'entreprise élargie" avec le recentrage sur son métier associant des externalisations de fonctions à des sous-traitances en cascades jusqu'aux prestataires de service en "entrepreneur individuel". 

Il en résulte autant d'opportunités ouvertes pour les PME/TPE que de craintes d'un post-salariat pour les salariés.

La robotisation et le replacement des humains par des machines "intelligentes" plus performantes qu'eux 

C'est un vieux fantasme, y compris dans les services où ils occupent des segments low cost rendus possible par une réduction des couts salariaux et par les gains de productivité. En effet, en matière de qualité de service, rien ne vaut des personnes compétentes et disponibles pour répondre de façon efficace aux attentes des bénéficiaires. Le problème est qu'il faut les payer… 

Cette substitution des machines aux humains n'est pas nouvelle avec l'automatisation de certaines tâches. Mais ce n'est pas l'essentiel car la majorité des évolutions sont des transformations des systèmes "homme/machine". 

On le voit partout avec les ordinateurs et les autres objets connectés dont les effets sur les activités dépendent principalement des applications développées. 

Ils sont présents partout à travers le relationnel aussi bien dans le BtoC que le CtoC ou le BtoB et permettent de fortement modifier les rapports communicationnels. Toutefois, alors qu'on constate une polarisation sur l'IA et les automates intelligents qui permettront de faire du "sur-mesure" à partir d'une spécification des interlocuteurs, on ne peut que constater en la matière les dégâts causés par les intermédiations téléphoniques et les call center en matière de CRM.   

Au point de vue de la production la Factorie 4.0 n'est qu'une nouvelle étape du "manufacturing integrated system" intégrant sur des bases "web", toutes les étapes de la conception à la mise à la disposition du client qui étaient déjà intégrées sur des réseaux "propriétaires".

Si l'on prend l'exemple du BTP, la révolution productive est actuellement le BIM et à venir les imprimantes 3D. Le premier, qui n'est que l'arrivée dans ce secteur de "l'ingénierie concourante" déjà présente dans l'automobile dans les années 90, vient d'autant plus perturber la conception qu'il tend à intégrer en amont les aménagements avec une éventuelle participation des utilisateurs. Le second vient radicalement modifier les bases de la construction, très au-delà de ce que peuvent représenter par exemple les constructions en bois 

L'essentiel pour les entreprises est de suffisamment bien connaître tous ces nouveaux équipements pour pouvoir apprécier leur potentiel de Valeur Ajoutée en fonction des positions de défenses ou de conquêtes recherchées et, en suite, de savoir les utiliser au mieux de leurs performances potentielles. Cela suppose une bonne capacité de veille et une formation réellement continue. 

La compétition coopérative dite "coopétition"

Elle est présentée par J.M Vittori comme : "un état d'esprit révolutionnaire qui combine compétition est coopération". Dans la réalité, cette façon de faire n'a rien de révolutionnaire pour celles et ceux qui ont acquis l'habitude de travailler dans les consortiums de R&DT combinant recherche/industries. C'est la base même de ces consortiums. Par contre, ce qui est effectivement nouveau, c'est une diffusion rapide de ce modèle en raison de la prégnance de l'innovation dans ce nouveau paradigme productif. Il faut bien mutualiser les couts… et les risques… 

Une conséquence importante de la diffusion de ce modèle est qu'elle met au centre des compétences pour tous, au-delà des compétences techniques liées aux "métiers", des compétences transversales de coopérations et d'échanges de "savoir-faire" qui renvoient à des compétences individuelles et collectives à travailler "en confiance".       

La co-construction

Sous cette notion on voit apparaître l'idée d'une remise en cause structurelle des "vieilles" constructions sociétales basées sur des verticalités descendantes fonctionnant en "tuyau d'orgue" et imposant à la base, sans concertation, des décisions qui lui sont étrangères et souvent absconses. 

A cela est opposé un modèle "d'entreprise libérée" où le "bottom up" vient se substituer au "top down" avec un allègement plus ou moins drastique des lignes hiérarchiques et une mobilisation des talents de tous, dans une perspective de créativité collective. Un passage d'une organisation pyramidale à une organisation en réseau trans-services, départements, voir institutions, la question étant de savoir qui a voix ou non au chapitre dans les prises de décision.

Là aussi tout n'est pas nouveau puisqu'il s'agit d'une nouvelle étape dans le long processus de "détaylorisation" des entreprises françaises et dans le processus de passage de la Qualification à la Compétence qui débute dans les années 80. Ce mouvement résulte du constat que l'efficacité productive est d'autant forte que les problèmes se résolvent au plus près des endroits où ils apparaissent avec de la réactivité et, mieux, de la "proactivité".   

Pour nous, cette perspective est autrement plus révolutionnaire que la précédente et cela d'autant plus qu'on est en France et dans des grandes organisations, tant sont fortes les logiques de statut social au-delà des positions hiérarchiques et fonctionnelles. Mais cette coconstruction va beaucoup plus loin, puisqu'elle tend à intégrer les clients/utilisateurs aux processus de production ainsi que de conception. 

Ce mouvement s'inscrit dans la double évolution paradigmatique et sociétale visant d'un coté à être au plus près des attentes et de l'autre à mobiliser ses propres capacités créatrices de façon souvent conviviales : il s'agit de faire ensemble.

C'est que les clients ont beaucoup évolué dans leurs attentes et leurs pratiques d'achats. D'une part, à l'aide des recherches sur internet, ils acquièrent une expertise réelle tant en matière de service rendu qu'en matière de prix : ils n'entendent plus s'en laisser compter et disposent d'une capacité de contrôle des prestations nettement plus élevées.

D'autre part, ils n'entendent plus acquérir des objets, mais ils entendent disposer de solutions à leurs problèmes : par exemple des isolations phoniques et non pas des cloisons ; ou des isolations thermiques et non pas des isolants. 

L'économie collaborative

Dans son principe, l'économie collaborative constitue un ensemble productif construit autour de plates-formes numériques d'intermédiation. Et avec le modèle emblématique de Uber, elle constitue la terreur de nombres activités de services sur lesquelles elle vient exercer une rupture de rente. Dans la réalité, il faut bien distinguer deux logiques diamétralement opposées d'un point de vue idéologique entre d'une coté une base libertarienne et de l'autre côté une base libertaire.  

La première qui domine la dynamique actuelle se met au service d'un "capitalisme libéré" dont l'objectif et de générer le maximum de plus-value capitalistique à défaut de profits. La seconde s'appuie au contraire sur des valeurs d'échanges solidaires à la recherche de liens sociaux et de "biens communs". 

La conséquence de telles évolutions est que l'économie "institutionnellement régulée" a besoin de se réinventer dans cette perspective de réseaux décentralisés et diversifiés, qui sont capables de mutualiser leurs compétences collectives dans ce paradigme de "coopétition" précédemment évoqué. Une telle perspective montre la place que devraient être capables de prendre des institutions professionnelles non seulement dans une perspective de défense, mais aussi de conquête.  

La cogestion et les coopératives

Il s'agit, à travers elles, de solidariser les collaborateurs avec leurs employeurs en les faisant participer aux instances de décisions - à la gouvernance -, sachant qu'en principe, les coopératives constituent la forme ultime de cette cogestion. Cette association capital-travail n'est pas nouvelle puisqu'elle est très présente dans le programme du CNR - Conseil National de l Résistance -, et elle est présentée comme une composante de l'efficacité et de la paix sociale en Allemagne. Elle réapparaît aujourd'hui avec son ambition de dépasser les antagonismes capital/travail, comme une façon de mieux réguler la flexibilité et la mobilité stratégique des entreprises qui seraient exigées par les formes actuelles de compétitivités dérégulées. Ce serait en quelque sorte un nouveau contrat "gagnant- gagnant". 

Les "nouveaux" espaces de travail : open space, co-working et flex office

Ils font partie des grands mouvements structurels qui viennent marquer les espaces de travail de bureau, s'inscrivant dans une dynamique d'aménagement en "espaces ouverts" et plus récemment en espaces de "co-working" et de "flex office". Ce grand mouvement, depuis les bureaux individuels fermés vers les grands open space avec des postes de travail dédiés, puis des postes de travail non dédiés, s'inscrit dans cette double dynamique paradigmatique et sociétale que nous venons d'évoquer. D'un point de vue économique, il vise à réduire les couts fixes et à augmenter les performances collectives. Du point de vue social, il vise à augmenter le bien-être en accordant plus de liberté dans l'organisation spatial de son travail.   

Il s'agit à travers ces lieux de favoriser des "rencontres improbables" entre personnes différentes pour générer des innovations et favoriser des créations de start-up porteuses de toutes les disruptions gagnantes d'aujourd'hui et demain. Mais il s'agit aussi, ce qui était moins prévu au départ, de créer des lieux de liens sociaux et de stabilisation pour des nomades qui, au-delà du télétravail, travaillent partout et tout le temps en fonction de leurs pérégrinations. Là encore, à nouveau, l'intéressant est que cette double orientation de créativité et de mobilité à travers les multiplications des lieux "fonctionnalisés" en fonction de leurs propriétés attendues au regard des besoins ressentis pour pouvoir "bien travailler", vient déstabiliser les relations hiérarchiques traditionnelles françaises.  

 

Un des intérêts majeur d'une approche analytique du système en train de se construire à travers ses composantes et leurs agencements, est qu'elle permet de mettre en évidence les grandes lignes de force de sa recomposition mais aussi les importantes marges de libertés qui existent au sein de ces dynamiques. Comme le montre les résultats de l'enquête ACTINEO de 2017, si ces dernières engendrent de grandes incertitudes en matière de modèle de référence pour les bureaux de demain, la très grande diversité des espaces de travail au bureau, mais aussi des attentes exprimées par les actifs au travail concernés, laisse entrevoir de grandes opportunités stratégiques pour les organisations en fonction de leurs choix au regard de leurs métiers de référence. L'avenir des espaces de travail au bureau, même marqué d'une perspective commune d'efficacité et de bien-être au travail, n'est donc pas imposé. Demain comme hier et aujourd'hui, il sera ce que les acteurs concernés auront envie et seront capable de le construire à travers leurs conduites de projets immobiliers. 

Alain d'Iribarne, président du conseil scientifique d'Actineo